« Elle est jolie, ta photo. Tu as eu du bol que les oiseaux passent là au bon moment.

— En fait, il n’y avait pas d’oiseaux. Et s’il y en avait eu… à cette heure-là, j’étais à une seconde de pose, ils auraient bougé. Je les ai ajoutés après.

— Ah bon ? La Lune était bien là, j’espère ?

— Oui, exactement à cet endroit. Mais avec cette seconde d’exposition, elle était toute blanche. J’avais prévu le coup et je l’ai shootée à 1/80 quelques minutes plus tôt, avant qu’elle passe derrière le monument, et j’ai remplacé la cramée par celle-là. Comme le premier plan n’était pas très beau, j’ai copié des arbres qui se trouvaient à droite. J’ai aussi ajouté quelques nuées pour meubler le ciel, qui était d’une couleur très différente à cause de la pose longue, de la pollution lumineuse, etc.

— Comment c’était, au départ ?

— Comme ça… »

« En effet, ça change !

— C’est bien plus beau après traitement, non ?

— Oui. Mais ce n’est plus comme dans la réalité. Ce n’est plus vraiment une photo.

— Comment, ce n’est plus une photo ? »

Quel photographe qui consacre du temps au traitement de ses clichés n’a jamais été victime d’une accusation de ce genre ? Lequel ne s’est pas entendu dire que son image amoureusement travaillée n’était pas une photo, puisque différente de la réalité ?

Cliché modifié de Dime ©Photo Claude Attard
Cliché Dime avant modifications ©Photo Claude Attard

Cette question en appelle une autre : qu’est-ce que la réalité ? Beaucoup de philosophes ont tenté de répondre à cette interrogation, et je n’ai pas les compétences pour entrer dans ce débat. Il est cependant évident que plusieurs personnes ne percevront pas une même scène de la même manière, car on ne voit pas seulement avec nos yeux, mais aussi avec nos cerveaux, et avec notre vécu. La photo d’un petit village ne sera pas considérée de façon identique par le citadin qui la regarde sur son smartphone, par le touriste venu de loin qui l’a prise, et par quelqu’un né à cet endroit.

Et puis, tout simplement, un capteur d’appareil numérique ne « voit » pas comme nos yeux. Il ne connaît pas les couleurs, et il est très limité pour saisir les écarts entre les hautes et les basses lumières. C’est le post-traitement (parfois automatisé) qui fait tout.

D'où provient le sentiment pour certains que modifier un cliché est synonyme de tromperie ?

Nous ne sommes probablement pas libérés de ce mythe fondateur de la photo, qui veut qu’elle soit le fidèle reflet de ce qui nous entoure. En effet, lorsque la photo est apparue, le monde était représenté depuis des millénaires par des dessinateurs, avec plus ou moins de talent.

Si l’on en avait les moyens, on faisait appel à un peintre pour conserver les traits d’un enfant. Sans cela, il n’en restait nulle autre trace que les souvenirs de ses parents. C’est sans doute pour cela qu’à ses débuts, la photo était fortement tournée vers le portrait.

Les paysages semblent éternels, à l’échelle d’une vie humaine, et il n’y avait aucune raison de les immortaliser. Toutefois, un peintre interprétait la réalité, évidemment. Il pouvait embellir le regard de son modèle, le faire paraître plus grand, plus élégant, plus jeune… L’artiste était un créateur, parfois doué, et il pouvait arranger une image, sur commande ou à son initiative.

Clichés avant/après modifications pris à Puy ©Photo Claude Attard

Avec la photo, pas d’interprétation, pas de triche. Ce qui était devant l’objectif parvenait au support qui l’enregistrait, puis à l’œil, sans fraude possible, croyait-on.

Les rôles étaient donc bien définis : le peintre faisait du beau ou du symbolique, pas toujours fidèle ; le photographe montrait les choses telles qu’elles étaient. De nos jours, cette certitude que la photo est un reflet du vrai reste bien ancrée. Ainsi, les agents de la police scientifique shootent une scène de crime pour l’enregistrer objectivement en vue de l’enquête à venir.

Clichés de travaux avant/après modifications ©Photo Claude Attard

Cependant, le cliché non modifié est-il toujours un fidèle reflet de la réalité ?

Lorsqu’un touriste attend qu’il n’y ait plus personne devant un monument avant de déclencher, n’est-ce pas une façon de ne montrer qu’une partie de cette réalité ? Est-ce différent de faire la même chose sous Photoshop ? Quand une femme se maquille pour embellir sa peau avant une séance de prise de vue, ne modifie-t-elle pas quelque chose d’important ? Il existe bien des outils numériques pour en faire de même en post-traitement.

Plusieurs décennies ont été nécessaires pour que la photo soit acceptée comme un art, précisément parce qu’il n’y avait pas, ou peu, d’intervention. De nos jours, c’est fait, elle est enfin reconnue comme telle. Les photographes ont rejoint les peintres d’antan, qui interprétaient l’image du monde. Pourtant, on leur refuse régulièrement le droit d’en faire autant.

Clichés avant/après modifications pris en Islande ©Photo Claude Attard

Osons la question : une photo « brute de capteur » est-elle de l’art, puisqu’il n’y a aucune démarche créatrice ? Je plaisante. Bien sûr que oui, l’opérateur a tout de même choisi l’angle, la composition, l’instant, parfois la mise en scène… Il reste toutefois enchaîné au réel.


En tant que photographes, nous sommes les héritiers de tous les artistes qui nous ont précédés : les peintres, les graveurs, les dessinateurs, les calligraphes, les mosaïstes, les sérigraphes, les enlumineurs, etc. Jusqu’à remonter aux précurseurs, les vrais inventeurs des arts graphiques, ceux qui ont représenté des bisons et des chevaux en quelques lignes sombres sur les parois des grottes, il y a 20000 ans. Nos boîtiers ultrasophistiqués sont un peu les descendants de leurs morceaux de charbon.

Au cours de ces siècles, bien des outils et des techniques ont été inventés (le pinceau, l’aquarelle, le fusain, le sfumato, le pochoir, l’aérographe, le pointillisme…), toutes ont tendu vers un même but : donner à l’artiste de plus en plus de moyens pour exprimer sa vision du monde. Et nous, pauvres photographes, sommes parfois montrés du doigt lorsque nous ajustons la teinte d’une construction afin qu’elle s’harmonise mieux avec celle du ciel, ou que nous éliminons un élément disgracieux dans une composition !

Clichés avant/après modifications ©Photo Claude Attard

Bien sûr, il n’est pas envisageable d’interpréter tous les sujets avec la même latitude. En portrait, les modifications acceptables sont limitées, à moins de basculer dans la caricature. Transformer la couleur des yeux ou des cheveux, gommer les défauts de la peau… on ne peut guère faire davantage. De même, en animalier, les possibilités sont restreintes. En paysage, par contre, on peut ajouter un arbre, effacer une maison, abaisser une colline, changer le ciel ou la végétation, supprimer des gens ou au contraire en greffer d’autres… En macro, les possibilités sont également immenses. Nous pouvons réellement composer notre œuvre avec la liberté qui était (et qui est toujours) celle des peintres. Et ne parlons pas du photomontage !

Clichés avant/après modifications ©Photo Claude Attard

Certains artistes-photographes s’imposent quelques limites. Par exemple, tous les éléments doivent avoir été shootés le même jour au même endroit. D’autres n’ont pas ces scrupules. Le numérique a fait entrer la photo dans une ère où presque tout est possible. Autrefois, un cliché raté était perdu sans recours, et un défaut pouvait rarement être rattrapé. Ainsi, la Lune dans un paysage « heure bleue » était invariablement cramée. À présent, en quelques minutes, nous fusionnons deux photos aux réglages de prise de vue différents. Les contre-jours étaient une épreuve souvent insurmontable. Le bracketing a résolu ce problème.

Il était quasi impossible d’assembler parfaitement un panoramique. C’est désormais une formalité. Nos logiciels permettent la fusion de plusieurs clichés, parfois très nombreux. En astrophoto, un amateur avec 500 € de matériel peut produire des images pour lesquelles les professionnels dans les grands observatoires auraient vendu leur âme il y a seulement trente ans.

Clichés pris à Toulouse avant/après modifications ©Photo Claude Attard

Sans exception, toutes les photos que l’on peut voir dans des magazines et sur les sites Internet ont été traitées, au minimum par des algorithmes automatiques. Même les clichés pris à la va-vite au smartphone passent par des filtres qui tentent, avec plus ou moins de réussite, d’embellir le sujet représenté. Jusqu’aux photos des reporters de guerre, qui ne montrent qu’une facette de la vérité. Peuvent-ils se permettre « d’arranger » une image dans le but, sans doute louable, d’attirer l’attention sur un drame ?

Qu’est-ce qu’une photographie, qu’est-ce que la réalité, où se situe la frontière ?

Je ne photographie pas pour montrer la réalité qui est devant mon objectif, mais pour extérioriser mon émotion face à cette réalité. C’est elle que je veux représenter. L’art aura toujours une longueur d’avance sur la vraie vie.

Et vous, qu’en pensez-vous ? Un cliché doit-il rester proche de la réalité ? Jusqu’où peut-il s’en éloigner ? L’art ne peut sans doute pas tout justifier, cependant, la réalité le peut-elle ? Quelle post-production est acceptable sur du reportage ? Faut-il systématiquement détailler les traitements effectués, lorsqu’on poste dans un groupe ou un site de photo ? J’attends vos commentaires.

Article et photographies réalisés par Claude Attard.

portrait Olivier Rocq

L’ avis d’ Olivier Rocq sur le sujet :

Selon moi, le post-traitement, avec la réflexion qu’il entraîne, est la preuve sans conteste qu’un travail de cette ampleur ne peut être accompli sans passion. Comme dans tout, une fois que l’on met une partie de son âme dans sa création, c’est de l’art. Bien sûr, ceux qui s’amusent à faire des fakes pour faire rire ou tromper les gens n’ont rien  à voir avec le monde de la photographie.

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